Grammaire - Orthographe - Vocabulaire

L’oublié (Bernard Lancourt)

L'étrange maladie de François ne l'affligeait pas directement, elle n'affectait
que la perception qu'on avait de lui. Elle ne s'attaquait pas à sa mémoire
mais au souvenir qu'il laissait dans celle des autres. Après qu'on eut fait
la connaissance de cet homme, en apparence normal, il suffisait qu'on lui
tournât le dos pour que plus rien ne subsistât, en soi, de cette expérience :
François était oublié.
Le rencontrer de nouveau c'était, de nouveau, le rencontrer pour la
première fois.

François avait cinq ans lorsque sa curieuse affection cérébrale fit que sa
mère l'oublia dans la rue. Il marchait à ses côtés quand soudain, sans la
prévenir, il s'arrêta devant la vitrine d'un magasin de jouets. La pauvre
femme continua son chemin, abandonnant son fils. En perdant de vue
son enfant, elle en perdit le souvenir et ne le recouvra jamais.

Après ce tragique abandon involontaire, la maladie de François entra dans
une phase rémittente.

 

Durant cette période, il avait été recueilli par l'Assistance Publique, puis
envoyé à l'orphelinat où il y passa de longues années à espérer que sa
mère vint l'y chercher. Enfin, las d'attendre celle qui n'arrivait jamais, il
décida de s'enfuir.

Un jour qu'il était en promenade avec sa classe, il ralentit le pas de façon
à se retrouver à la traîne. C'était le moment qu'il avait choisi pour fausser
compagnie à ses camarades et à son instituteur Monsieur Delarvet. Une
bonne distance séparait François du reste du groupe lorsque le garçon
repéra un buisson sur le bas-côté du chemin. Étant prêt à bondir, ses
jambes se détendirent mais, hélas, au même instant, Monsieur Delarvet
se retourna!… François, surpris entre la route et le buisson, devint la cible
facile des yeux entraînés de l'instituteur et fut instantanément capturé par
le regard sévère de ce dernier… La tentative avait échoué.

Anticipant l'ordre de son maître, le malheureux fuyard, tête basse, s'avan-
çait déjà vers lui, lorsque soudain, il se sentit frappé de stupeur.

 

Monsieur Delarvet lui avait lancé :
" Que veux-tu donc, petit vagabond ?
- Mais… M'sieur… hésita François.
- Tu n'as pas le droit de suivre ma classe ! Je ne suis pas responsable
...de toi ! Sauve-toi vite ! "

Bien que ce fût justement cela que François désirât et qu'il avait tout
risqué pour le chemin de la liberté, il ne lui plaisait guère de s'y voir
poussé contre son gré.
" Mais M'sieur Delarvet, protesta-t-il, c'est ma classe !
- Et tu connais aussi mon nom, jeune pendard ! Tu nous a donc suivis
..longtemps. Et moi qui n'ai rien vu ! "

La scène avait évidemment attiré l'attention des autres gamins qui se
bousculaient autour du petit " inconnu " avec une espiègle curiosité.
" J'connais votre nom parce que j' suis dans vot' classe! se défendit Fran-
..çois. Demandez-le donc à mes camarades si vous n' me croyez pas. "

Monsieur Delarvet lui rétorqua que son impertinence ne pouvait qu'aggraver
son cas. Sa cause, d'ailleurs, était absurde; comment pouvait-il appartenir
à sa classe puis qu'il ne l'avait jamais vu ? Pourtant, comme c'était un
homme juste, il consentit à demander aux élèves s'ils connaissaient
cet enfant qui se réclamait d'eux.
Tous en chœur crièrent que non !
François, écrasé par cette coalition inattendue, battit en retraite sous une
salve de fous rires.

Une fois seul, il s'interrogea sur sa condition avec anxiété.
Était-il vraiment possible que Monsieur Delarvet et les autres enfants ne
l'eussent pas reconnu ? Que lui était-il arrivé ? Son apparence avait-elle
changé d'un coup ? S'était-il subitement transformé en un monstre mé-
connaissable ? Il plongea la main dans la poche de son pantalon pour y
saisir un canif qu'il ouvrit avec précipitation, et, dans la lame miroitante du
petit couteau y étudia sa réflexion… Aucun doute, c'était bien lui !
Comment pouvaient-ils tous l'avoir oublié ?

 

En dépit de son jeune âge, François ne se laissa pas abattre par ce
mystérieux incident.
Quelque chose d'incompréhensible avait certainement dû se produire,
et, si cela était, Monsieur Delarvet avait lui-même expliqué en classe
que " l'incompréhensible ne se comprenait pas. "
Alors à quoi bon se faire du souci ?

L'essentiel, c'était qu'il fût libre.

François marcha droit devant lui jusqu'à ce que la fatigue le fît se diriger
vers un petit village qu'il avait aperçu au loin. Sitôt arrivé sur la place cen-
trale, son estomac vide le guida vers une boulangerie.

La boulangère était debout devant les rayons où se trouvait, savoureu-
sement disposée, la première fournée du matin. En le voyant, la brave
femme l'accueillit avec quelques mots gentils mais François n'écoutait
que l'appel troublant et croustillant des pains fumants.

 

Réalisant que son pouvoir d'achat ne lui permettait même pas de s'en
offrir une miette, son esprit se débattait entre l'idée d'en mendier un
morceau à la marchande et celle de " vider ces lieux " où Tantale aurait
pu mourir de faim, lorsque subitement, il repéra sur le comptoir un pain
dodu qui, par miracle, se trouvait à la porté de sa main.

L'odeur du bâtard lui fit perdre la tête. Sur un ton innocent, il indiqua à la
boulangère qu'il désirait une miche qu'il lui montra timidement du doigt,
et, lorsque la commerçante crédule lui tourna le dos, il détala, emportant
avec lui le bâtard.

Il n'alla pas très loin. Par un malencontreux hasard, un client qui était
entré, lui mit la main au collet.
" Ce voyou vient de vous voler un pain ! " cria-t-il à la boulangère.

François, pris en flagrant délit, ne se débattait pas et son beau pain doré
lui apparaissait maintenant bien noir.

 

Il n'eut cependant pas le temps de se lamenter sur son sort car, à son
ahurissement total, il entendit la boulangère s'exclamer :
" Ah ! mais vous devez vous tromper. Ce gosse n'a rien pu me prendre,
..il n'était pas chez moi.
- Mais comment ! Je l'ai vu de mes yeux ! Je viens de l'arrêter ici-même,
..devant votre porte ! "

Une discussion s'ensuivit qui ne laissa pas d'étonner François et durant
laquelle l'honnête femme maintint qu'elle n'avait jamais vu le garçon.

A bout d'arguments et las de ne pouvoir la convaincre, le client relâcha
le gamin, le laissant partir avec son butin.

François, après cet incident, était certain qu'il devait y avoir en lui quelque
chose qui faisait que les gens n'arrivaient pas à conserver en eux le
souvenir de son image.

 

Il décida d'en faire la preuve sans délai.
En quittant la boulangerie, il se dirigea d'un pas résolu vers le premier
établissement qu'il rencontra. C'était une charcuterie.

S'adressant au patron, il commanda " Une tranche de jambon bien
épaisse. " Ensuite, il réclama " Un de ces saucissons qui pendent, là,
dans le fond de la boutique. "
Le charcutier s'en fut le lui chercher mais cette fois-ci, François n'en
profita pas pour décamper. Quand le pauvre homme s'en revint, il parut
tout confus et s'écria :
" Mais… que fais-je donc avec ce saucisson ? Je dois commencer à
..vieillir. Bon, eh bien, bonjour jeune homme ! Vous désirez ? "

François sortit sans dire un mot.
Il ne s'était pas trompé ! Il était bien un être prodigieux que les gens
voyaient un instant et oubliaient l'instant suivant.
Une seule pensée désormais occupait son esprit : il était libre !

 

Les années passèrent.
L'étrange maladie de François l'avait guéri de la faim. Le jeune homme
s'emparait de tout selon son envie sans que personne ne le reconnût.

Le mal dont il jouissait l'avait doté d'un pouvoir extraordinaire. Pourtant,
ce maudit avantage, pour l'avoir placé au dessus de la société, l'en avait
puni sévèrement. François n'avait pas d'ami et les demoiselles qu'il avait
rencontrées l'avaient oublié.

Peu à peu, ce qui lui avait paru être un don du ciel commençait à prendre
l'aspect d'une malédiction infernale. Il vivait seul et en souffrait.

Il avait besoin d'une âme sœur qui ne le quittât pas, qui ne s'évanouît
pas comme un fantôme dès qu'il tournait la tête. Il ne ressentait plus
qu'un seul désir; se réveiller le matin aux côtés d'une douce et fidèle
compagne.
Que devait-il faire pour cela ?

 

Toutes les jeunes filles qu'il avait aimées lui avaient juré qu'elles ne
l'oublieraient jamais mais elles l'avaient, toutes, oublié.
Il avait tenté de les suivre, de les poursuivre, de leur rendre cette
mémoire qu'il ne pouvait s'empêcher de leur dérober après qu'elles lui
eurent ravi le cœur, mais ses efforts s'étaient avérés lamentablement
inutiles.

N'en pouvant plus de solitude, François s'en fut consulter un médecin,
puis plusieurs autres. Tous étaient d'accord : cette maladie n'existait pas.
Le plus spécialisé d'entre eux n'avait pu que spéculer.

François souffrait sûrement d'une forme virulente d'amnésie encore
inconnue qu'on aurait pu classifier sous le nom d' " amnésie-miroir. "
En effet, d'après ce qu'on pouvait en entrevoir, ce mal semblait être
une amnésie virtuelle, l'image miroir d'une amnésie réelle et collective.

Si cette observation défiait les lois de la médecine, la théorie qui l'expli-
quait bafouait la raison.

 

Probablement dû à une mutation génétique, les neurones du cerveau de
François, pour communiquer entre eux, devaient engendrer des quantités
d'électricité plusieurs millions de fois plus importantes que celles émises
par des cellules normales.
Il résultait de cet excès d'énergie accumulé au niveau du cuir chevelu,
un énorme dépôt de charges électro-statiques. Ces charges créaient
ainsi un champ " électro-amnésique " de courte portée mais de très
haute énergie.

L'effet de ce champ " électro-amnésique " sur le cerveau d'un sujet
normal était une polarisation des charges électriques échangées par les
neurones de ce cerveau, rompant ainsi le processus d'enregistrement de
l'information reçue, entraînant irrémédiablement l'amnésie du sujet.
"... De sorte, lui avait expliqué le savant, que si ce que j'avance est exact,
moi-même, en cet instant précis, je suis soumis à votre " champ électro-
amnésique " et ma mémoire se trouve en ce moment neutralisée. Elle ne
conservera plus aucune trace de cet entretien dès que vous aurez franchi
la porte de ce cabinet.

 

-          Si votre théorie concernant cette incroyable maladie était correcte, lui
..avait alors demandé François, sauriez-vous m'en délivrer ?
- Vous guérir serait possible; ce qui est, hélas, impossible, serait de se
..souvenir de vous guérir. "

Maintenant convaincu que ni la médecine, ni la science, n'étaient capables
de le secourir, François en conclut que seul l'oubli pourrait vaincre l'oubli
et que seule sa tombe conserverait gravé sur elle un souvenir de lui.

 

-          Il contempla les flots de la Seine et, pensant à Monsieur Delarvet, il dit : " Je vais enfin comprendre l'incompréhensible. " avant de franchir en courant la distance qui le séparait du fleuve et de plonger sans hésiter dans les flots.

-          Son corps s'enfonça dans l'eau glauque comme une lourde pierre et disparut... Le lendemain on le repêcha, vivant !

Au fond des abysses, la Mort l'avait oublié.

 

 



25/05/2008
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 14 autres membres